Voici l’article paru dans l’Empaillé.
Changer ses freins à tambours, purger le système de frein ou remplacer une durit qui fuit coûte environ 300 euros chez le garagiste. Le constat fait mal à la thune : l’entretien d’une voiture coûte une blinde. Et accessoire- ment, paralyse les plus précaires. Aller chez un mécanicien classique suppose généralement de vider son compte en banque pour s’entendre raconter réparations et facture dans un jargon incompréhensible.
Déclic
Quand conserver son autonomie devient de plus en plus compliqué, il est tentant de céder à la faci- lité, de se laisser appauvrir par le « je paie donc je vis » (quitte à dilapider ce qu’on a obtenu en galérant au turbin). À l’inverse, trouver des astuces ou utiliser le système D met à l’abri de la dépendance. Et protège certaines modestes libertés.Au XXI siècle, la réparation est anti-système : elle déjoue l’obsolescence programmée, poussant la matière jusqu’à ce qu’elle mérite vraiment de finir dans le container. Réparer, ou comment boire jusqu’à la dernière miette les objets que le capitalisme nous met entre les mains.
Il en est un d’objet, et pas des moindre. La bagnole. La vago. La caisse. Nos tacots. En fiers cambrousards qui ne se replient pas sur eux-mêmes, on leur fait parcourir France et Navarre. Achetées mille euros avec deux cents mille bornes au compteur, mieux vaut se préparer à sortir les clés à molettes. Et donc à acquérir quelques connaissances de base.
Éduc pop’
Seulement, comment apprendre, comment s’y mettre ? Faire une formation payante, scolaire ? Ça non, trop fait, trop vu ! Si la cour de récré de l’école laisse un doux souvenir, la méthode d’enseigne- ment qui est utilisée en classe laisse un goût amer. Lassées des institutions, lassées des horaires sévères, lassées de la hiérarchie, nous nous sommes prises en main.Avec la conviction que l’édu- cation populaire – hors cadre – permettrait de nouvelles formes de transmission. L’idée est venue comme ça : réunissons celles qui sont dans la même urgence, la même nécessité, agrégeons les infimes savoirs individuels, et les petits riens de chacune feront un grand savoir collectif.
Pratique
Nous nous sommes d’abord tournées vers le garage associatif Garage pour tous, situé à Toulouse, qui nous a gracieusement ouvert ses portes pour un enseignement théorique sur le fonctionnement d’un moteur afin de nous créer une base commune. Armées de connaissances sur la mécanique de base et son vocabulaire (durites, arbre à came, cylindres et autres festivités), nous pouvions enfin affronter la pratique. Ensemble. Et entre meufs.
L’entre-meuf
Pourquoi ? Pourquoi pas ? Ça ne nous serait pas venu à l’idée spontanément, mais quand une l’a proposé, la suggestion ne semblait pas mauvaise. Aujourd’hui les garagistes sont quasi exclusive- ment des hommes. En 2011, les ouvrières qualifiées en mécanique représentaient 18,2 % de la profession1. En 2014, 8,9% des techniciens de maintenance sont des femmes2 . Il est rare qu’une fille se fasse expliquer la mécanique par son père, son oncle, son ami. Un monde d’hommes. « Tu veux pas que je le fasse ? ». Des scènes patriar- cales. Dévisser, visser, enfoncer, soulever, redresser, ouvrir : rien n’est vraiment dur, physique- ment parlant. Il y a seulement des astuces à trouver. Dans la mécanique, la femme est trop souvent considérée comme maladroite ou ignare. Nous nous sommes donc retrouvées entre nous, pour mieux critiquer ces préjugés et ces pressions sociales. Pas dans l’envie de constituer un groupuscule anti-mecs, mais plutôt de pouvoir accéder aux entrailles des bagnoles sans avoir à s’excuser de notre genre.
Action-réaction
Toujours en guerre avec les institutions, et dans une recherche de cohérence entre pratiques et colères, nous nous sommes appuyées sur des lieux qui partageaient nos idéaux : garages asso, lieux collectifs, squats. Ici, pas de maître, juste la soif de savoirs. Des ateliers où l’assise est la collabo- ration. Chacune y porte ses outils, sa bagnole, ses problèmes et ses questions. Et on s’y colle toutes. Voilà comment ensemble nous avons déconstruit le mythe de la mécanique inaccessible.
Nous avons débuté les ateliers par les bases.Tout d’abord l’entretien. Faire sa vidange. Facile ! Mais encore faut-il connaître les petits trucs. Comme mettre un peu huile sur le caoutchouc du filtre, ne surtout pas le serrer avec la clé, faire tourner le moteur, attendre avant de faire le niveau… Changer les plaquettes de frein nécessite parfois un bon soutien moral, et du relais quand les neuves ne veulent pas rentrer dans l’étrier. Changer les freins tambours, et tenir tête au ressort qui résiste à la pince bricolée. S’y reprendre une cinquantaine de fois… Et essayer les techniques et les propositions de chacune. Autant de moments épiques et de sueurs froides pour se sortir de là. L’intelligence ? Collective.
Nous avons aussi appris à remplacer une courroie d’accessoires, découvert différents types de galets tendeurs, mémorisé ce qui pouvait y être relié. Les mains écorchées à force de se glisser dans des recoins pervers, les fronts noircis de cambouis et de sueur, nous avons été forcées d’admettre que patience et ingé- niosité seraient nos compagnes. Excitées par l’aventure, nous les avons conviées à poursuivre l’exploration de ce monde qui s’ouvrait à nous.
Dans l’année, nous avons acheté une vieille Renault 19 à 100 euros, pour tester nos acquis. Destinée à la casse, nous étions libres de la malmener. Sur les derniers ateliers, nous avons fièrement attaqué la courroie de distribution. Nous avons relevé le moteur au cric et peu à peu dévissé le berceau. Dégagé les nombreux caches pour révéler la courroie. On a fait nos marques au blanco, fait de nombreuses erreurs (que nous ne referons plus!). Et au bout du tunnel : c’était fait.
C’est en forgeant qu’on devient forgeronnes. Nous sommes devenues mécaniciennes, féministes.
Nous avons découvert une manière d’apprendre. Sans pression, sans tension. Notre complicité féminine s’est épanouie, prenant son temps, sans rapport de pouvoir, de domination. Nous travaillons dans le sérieux et la dérision, toujours avec bienveillance, attentives à ce que tout le monde puisse pratiquer. Nous avons découvert que l’entremeufs influençait beaucoup les comportements : la moquerie et les expressions agressives s’estompaient, parler fort n’était plus utile. On rit énormément, on se comprend. On apprend.
Dérives
Organiser des événements entre meufs nous a éveillé sur la question des genres. Lorsque des trans demandent s’ils peuvent participer, on s’est senties toutes bizarres d’avoir le pouvoir de dire oui ou non. Jusqu’où voulions- nous porter la non-mixité ? On s’est longtemps regardé dans le blanc des yeux avant de demander un conseil à un ami mécano un jour où nous étions bloquées. On était en colère lorsqu’un jour une nana s’y connaissant beaucoup ne lâchait plus les outils.Aux dépens des autres. Comment peut être transmis un savoir avec l’égalité comme condition ? Ah, la question des genres ! Ah, la mécanique ! Oh la domination ! Nous avons voulu récupérer un savoir jusque là réservé au sexe masculin, et si nous y avons gagné en autonomie, nous avons aussi appris à désigner le patriarcat comme ennemi.
Faire de la méca entre meufs a mis en évidence le conditionnement de chacun-e selon son milieu, son genre, et c’est ensemble que l’on va désormais chercher à dépasser ces déterminismes, à les défier. En toute liberté.
Merci à celles et ceux qui nous ont accueilli et soutenu : Raymond et Claude de Garage pour Tous, L’obs, La Vanne de Borderouge, le Capilo, le Dojo, la CREA.